Une soirée de plus. Une soirée de plus où Jensen avait été invité pour s'occuper de la musique. Et il le faisait avec le professionnalisme et la concentration d'un homme d'expérience. Il choisissait avec soin chaque morceau en tenant compte de tous les facteurs essentiels. L'ambiance était-elle au rendez-vous ? Fallait-il motiver les troupes ? Dans quel état étaient les plus fêtards ? Toutes ces choses qu'il avait appris à analyser dès ses premières soirées. Après tout, c'était juste son boulot. Assister aux meilleures soirées, dans l'ombre, derrière ses platines, en simple observateur. Il profitait comme les autres, bien sûr, mais à sa manière. Il se sentait seul au milieu du monde qui gravitait autour de lui. Les organisateurs pouvaient vanter leurs mérites tant qu'ils le voulaient, sans Jensen pour occuper l'espace avec sa musique, tout tomberait lamentablement à l'eau.
Cette soirée-là n'avait en soi rien d'exceptionnel pour Jay. Il en avait vu d'autres, des comme celles-ci, et il ne s'étonnait de rien, de la part de personne. Il n'avait donc pas particulièrement appréhendé le soir comme une épreuve, mais plutôt comme un moment de détente où il pourrait à loisir faire découvrir ses mixes, et ceux des autres DJ, connus ou non, qui valaient la peine d'être écoutés au moins une fois. La seule chose qu'il regrettait, c'était le manque de place pour sa créativité. Étrangement, c'était toujours en présence d'humains ivres, défoncés, dépravés, qu'il sentait l'inspiration pour faire quelque chose de beau. Mais l'improvisation n'avait pas sa place en ces lieux. Il ruminait donc ses idées magnifiques en regardant distraitement la foule qui dansait ou riait, verre à la main. Et tout allait très bien.

Un calage parfait, un nouveau morceau lancé, un coup d’œil jeté aux gens qui ne le remarquent pas, Jensen revint parmi les vivants. La plupart des têtes étaient familières : ami, même clan, même classe, inconnu croisé au détour d'un couloir. Il ne connaissait sûrement pas le tiers des noms de ceux qu'il épiait de sa place privilégiée. Pourtant parmi les danseurs, elle était là, elle. Megan Serena Jones. Son identité, il ne la connaissait que trop bien. Du moins il le pensait. Le mariage crée des liens, paraît-il. Ou alors se contente-t-il de les renforcer ? Mais si les liens en question n'existaient que pendant les soirs de rébellion contre l'autorité parentale, ou n'étaient que mépris, que se passait-il ? Telles étaient les questions existentielles qu'il se posait en observant la blonde se déhancher avec passion au milieu des autres. Le plus dur à admettre pour Jensen, c'était que ça lui faisait quelque chose de la regarder. Au diable les sentiments contradictoires ou quoi que ce soit de trop compliqué, il savait mettre un nom sur cette chose. Le désir. Si la plupart du temps la vie de Megan l'indifférait au plus au point -disait-il-, il y avait un moment ou le besoin de la posséder, de l'avoir pour lui seul était beaucoup trop fort. Il tenta en vain de se reconcentrer sur sa mission de haute importance du soir, en vain. Il changeait la musique avec automatisme sans cesser de pester contre lui, ses pensées, et Boucle d'Or qui était forcément la seule fautive de tous les maux.

Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. Deux hommes, que Jensen ne connaissait ni d’Ève ni d'Adam, s'étaient approchés de Megan et dansaient avec elle. Et elle, elle ne résistait pas, non. Elle passait ces bras autour du cou de l'un d'eux en riant, se prenait au jeu de la séduction. Il fallait trouver quelque chose pour arrêter ça. Panne d'ordinateur ? Non, bien sûr que non. Il tenait à sa réputation et une bourde pareille valait chère à Poudlard. Le seul moyen était de descendre et de la rejoindre. Il réfléchit un instant, songeant aux morceaux les plus longs et déjà finalisés qu'il pourrait diffuser sans avoir besoin d'avoir les yeux rivés sur les platines. A la hâte, il déclencha une piste qu'il voulait garder pour lui afin d'avoir l'avis de Tori, mais l'heure n'était plus à ça. La musique démarra, vingt minutes pour écarter sa « propriété » de ces carnivores sans gènes.
Il descendit de son observatoire et se fraya un chemin dans la foule. Personne n'avait remarqué qu'il n'était plus à ses platines. Tant mieux, ce n'était pas très professionnel, comme attitude. Il la retrouva enfin, toujours à s'amuser avec les deux hommes. Jensen dut se frapper mentalement pour ne pas leur sauter dessus. Il ressemblait à un animal à l'instinct grégaire, ou a un adolescent chamboulé par un quelconque dérèglement des hormones. Préférant arrêter de se poser des questions, il attrapa le poignet de Megan et la tira légèrement, pour lui faire comprendre qu'il fallait le suivre, et maintenant. Il gratifia les concurrents d'un sourire mi-angélique mi-satisfait. « Je vous l'emprunte un moment, ok ? » Puis il la regarda, beaucoup plus sérieux. « Il faut qu'on parle, et ça ne peut pas attendre. » Sans autre forme de procès il la tira vers un coin plus reculé, ignorant ses éventuelles protestations. De toute façon, entre les cris, les rires et la musique, il n'aurait pas pu entendre. Il la conduisit dans une arrière-salle de la boîte, une sorte de sellier où étaient entreposés divers cartons sur des étagères de ferraille, qui dans l'ancien temps devait être une chapelle annexe. En bon gentleman, il laissa passer la blonde et referma la porte derrière lui. « Tu mérites beaucoup mieux que ces idiots. » Il soupira en constatant le ridicule de sa situation. Non seulement il était de mauvaise foi envers ces personnes, mais en plus, lui qui se fichait éperdument des relations de la blonde, était animé par une sorte de jalousie viscérale digne des plus grands épisodes d'Amour Gloire et Beauté. Il ne bougea pas, malgré son désir qui lui hurlait de faire quelque chose, lui parler, avant qu'elle ne le fasse, ou de l'embrasser, peut-être, histoire d'être sûr de couper court à ses hésitations.